LES BEAUX JOURS D'ARANJUEZ - PETER HANDKE
3 DÉCEMBRE 2016
PETER HANDKE
Les beaux jours d'Aranjuez
Un dialogue d'été
Éditions Le bruit du temps,
Version originale française de l'auteur,
2012.
L'HOMME
LA FEMME
Et de nouveau un été. De nouveau un beau jour d'été. Un jardin. Une terrasse. Une femme et un homme sous les arbres invisibles, seulement audibles, avec un vent d'été doux qui, d'un temps à l'autre, rythme la scène. Une table de jardin assez large, vide, entre la femme et l'homme. Les deux, habillés avec des vêtements d'été, plutôt clairs pour la femme, plutôt foncés pour l'homme, comme hors du temps, sont assis à bonne distance. Eux aussi comme hors du temps, en dehors de n'importe quelle actualité et en plus en dehors de n'importe quel cadre historique et social – ce qui ne signifie pas qu'ils se trouvent en dehors de la réalité – peut-être au contraire?
(…)
Page 11
(…)
L'HOMME
roule doucement une pomme en travers de la table.
Est-ce qu'il y avait du sang?
LA FEMME
Pourquoi tu poses une question comme celle-là?
L'HOMME
Parce que c'est prévu.
LA FEMME
Non. Il n'y avait pas de sang. Il n'y avait rien du tout. L'éclair qui m'avait frappée, m'a laissée indemne. J'ai juste saigné du nez.
L'HOMME
Et qui était celui qui t'a percée, l'éclair? Un Dieu? Le dieu de service?
LA FEMME
Pose-moi une autre question.
L'HOMME
Comment as-tu continué? Tu es restée sur la balançoire? Tu as continué à te balancer?
LA FEMME
Je ne sais plus. Et je ne veux pas le savoir. Ce que je sais : cet instant sur la balançoire, haut dans les feuillages du verger, moi enfant transformée en reine, dure toujours. Il est valable jusqu'aujourd'hui. Même si je suis restée une reine exilée. La reine d'un monde autre que celui-ci, d'une planète différente, et pas question de quelque trône que ce soit – dès l'instant de ma transformation j'ai été en même temps privée, non seulement de l'enfance mais, en plus, de toute légitimité d'une habitante du monde habituel, de ma planète terre, là. Catapultée dans l'univers comme reine d'une destination inconnue, je suis devenue ici-bas entre les arbres tout près des miens, chats et chiens inclus, un être illégal, une hors-la-loi, marquée dans mon for intérieur sans fer rouge spécial, d'un fer rouge au-delà de toute rougeur. D'abord : doux effroi on ne peut plus doux. Effroi accompagné d'une douceur on ne peut plus universelle, plus royale. Et puis : douceur royale suivie d'un tout autre effroi – frayeur, terreur – cette apparition de l'origine du monde signifiait aussi : interdiction de séjour, à partir de cet instant, sur cette terre familière. Effroi doux – douceur d'un au-delà – nouvel effroi sans la douceur – rappel de la douceur – et cetera, et cetera, jusqu'à maintenant. Mouvements d'une autre balançoire. Tant pis? Tant mieux? J'avais rejoint quand même les miens ce jour-là comme si rien ne s'était passé, avec un secret durable, tantôt ravissant, tantôt... Et, ah, maintenant je me souviens : cet éclair ne me traversait pas d'en haut mais d'en bas, il émanait de la terre, et il ne me brûlait aucun os, il me plantait plutôt une deuxième colonne vertébrale, une bien plus forte, et, ah, il me fouettait, un coup de fouet qui était le contraire d'une punition. Comme c'est calme ici.
(…)
Pages 18-21
(…)
L'HOMME
lance très doucement la pomme. La femme l'attrape de la même manière.
Cette libération : quelle conséquence? Un monde nouveau? Un monde nouveau durable? De quels éléments?
LA FEMME
Les ombres des gouttes de pluie sur les deux corps nus. Une semelle de neige sur un plancher de bois. Un buisson de lilas en fleurs dans une nuit noire sur le chemin du retour. Un hérisson nous contournant. Nous dans les phares des voitures qui passent avec un concert de klaxons enthousiastes. Les collines vertes qui se poursuivent en ondes régulières devant la fenêtre du train, au même rythme que nous dans le compartiment. La trace du sang, seul liquide sur les cailloux desséché d'une rivière au centre du monde, sud, nord, ouest et est unis. Le vent ascendant sur le plateau de la mer, le vent descendant de la montagne une autre fois. La poussière argentée de mica se calmant lentement dans l'eau chaude du lac où nous sommes étendus. Et aussitôt après, il ne s'agissait plus de n'importe quelle vengeance. Chaque corps bougeait au-delà. Était plus. Devenait tout. Au-delà de toute zone soi-disant érogène : au-delà de quoi encore – juste au-delà. Ni moi, ni lui, rien que l'univers du corps, point et univers réunis. Deux corps étendus dans la nuit de l'infini.
L'HOMME
Le temps se transforme en corps et âme et chaque A et chaque O halète vers l'éternité.
LA FEMME
C'était comme ça. C'est comme ça. Haleter. Et prendre.